lundi 3 mars 2008

Réflexion sur l'adolescence

Antoine Desroches. Psychologue
La crise d'adolescence est aujourd'hui entrée dans le vocabulaire. Personne ne la conteste, on la considère comme naturelle, comme un passage obligé. Parallèlement les jeunes n'ont jamais été autant sous les feux de l'actualité et au milieu des préoccupations de la société.
La notion d'adolescence est somme toute assez nouvelle, l'histoire mentionne pour la première fois l'adolescence en tant que caractère social au XVIII siècle au travers d'écrits où sont exprimées des plaintes concernant des déprédations provoquées par des groupes de jeunes gens. Bien sur cela ne veut pas dire que l'adolescence, aussi bien au niveau biologique que social, n'existait pas avant cela, mais à partir de cette période elle sera identifiée en tant que telle, la société la pose comme un état reconnu. Le terme de crise d'adolescence est encore plus récent dans notre société. Non seulement il est reconnu une spécificité adolescente, mais on reconnaît aussi que c'est une période sensible, une période d'affrontement. Ce phénomène prend toute sa vigueur dans les problèmes actuels liés a la jeunesse : phénomène de bandes, violences intra-scolaires et extra-scolaire, importance et répulsion du système scolaire, et le taux de suicide qui est la première cause de décès chez les quinze - vingt-quatre ans. Il paraît intéressant de s'interroger sur les tenants et aboutissants de cette période afin d'être à même de resituer l'adolescence dans un contexte global, et de pouvoir essayer de comprendre tout ce qui en découle et tous les enjeux de cette compréhension.
L'étymologie apporte un élément de réflexion intéressant. Le mot "crise", vient du grec "Krisis" c'est à dire le jugement. Ce mot est employé en médecine pour désigner le moment où va se décider la guérison ou la mort. Dans tout jugement il y a un avant et un après ; et dans le cas de l'adolescence cet avant est l'enfance, et cet après l'âge adulte. L'adolescence serait donc la période où s'opère cette transition. Cette transition peut être abordée selon différents points de vue, en gardant à l'esprit les trois grandes interrogations de l'adolescence à savoir : la génitalité, la mort et la filiation.

L'aspect psychanalytique : Difficilement appréhendée par Freud (on dénombre seulement deux psychanalyses d'adolescentes ayant eu un certain succès, durant toute sa carrière ), ignorée par les Lacaniens (la vie psychique étant considérée comme un continuum ininterrompu ), l'adolescence a été le point d'achoppement de conceptions très différentes de la psychanalyse. Des travaux, comme ceux de Winnicott ont par contre mis en évidence la spécificité adolescente au niveau du bouleversement psychique que consiste la lutte contre l'autorité parentale comme expression de la recherche identitaire (ce qui explique la difficulté d'atteinte psychanalytique dans la mesure ou le principe du transfert replace l'adolescent dans le contexte de cette lutte, ce qui est pour lui très difficile a gérer).

L'aspect médico-psychologique : La scission peut paraître artificielle dans la mesure où on pourrait y associer les pulsions sexuelles, mais enfin l'adolescence prend ses racines dans la puberté et donc les transformations morphologiques et physiologiques, qui vont mener à la morphologie adulte, ainsi que dans l'accès à la sexualité. Cette transformation va être, à la fois source d'angoisse, de fierté et d'affirmation. Ici les réactions de l'entourage seront primordiales. Jalousie paternelle ou maternelle, jeu de séduction, accession à la pudeur, etc.… Autant de réactions qui influeront sur l'adolescent. Ce réveil des pulsions et possibilités sexuelles va engendrer différents types de réactions abondamment décrites dans la littérature :
- L'ascétisme, la répression des pulsions sexuelles, refus des plaisirs (comportement que l'on retrouve dans les anorexies).
- L'intellectualisation : l'adolescence est le moment des questions existentielles et des interrogations philosophiques.
- La sublimation, terme hérité des descriptions philosophiques et dont la description dans le rouge et le noir par la comparaison aux grottes cristallisante est particulièrement savoureuse.
- L'intransigeance : Qui est une sorte d'affirmation par le refus et la lutte contre ce qui peut être perçu comme un danger pour ses convictions et donc pour son identité.
- L'aspect sociologique et historique : L'adolescence apparaît comme une phase de latence sociale, cette phase est très présente dans notre société actuelle, avec la prolongation des études et le recul de l'entrée dans la vie active.
Paradoxalement cette prolongation de l'adolescence n'a pas permis de l'isoler en tant que classe bien délimitée, contrairement à ce qui s'est produit au sein de société différente :
La société Masaï traditionnel présentait un cas intéressant où les jeunes gens de sexe masculin étaient organisés en bandes guerrières à qui était dévolu le rôle de protection du village et des troupeaux, ainsi que celui d'opérer les razzias. Cette appartenance à ce groupe, les "Moran", ne s'achevait que lorsque le guerrier se mariait ( généralement assez tard et pas avant trente ans). Cette caste, honorée et glorifiée, ne jouissait pourtant d'aucun pouvoir de décision au niveau de la tribu. De même les relations avec les femmes n'étaient pas légitimées. . Le pouvoir effectif étant entre les mains des hommes mûrs, mariés, chef de famille.
Au Cambodge, il est de coutume que les jeunes fassent une retraite dans un monastère bouddhiste. Cette retraite qui existe depuis des siècles est une sorte de passage obligé, qui si on le met en rapport avec les questions de filiation et de mort, est extrêmement intéressante. On a ici un lieu libre où l'adolescent peut rester pendant un temps non défini et qui permet d'apporter des réponses dans un lieu où les ancêtres (donc les ascendants) ont également trouver ces réponses.
Les exemples aussi formels restent pourtant assez rare. La plupart du temps l'organisation des adolescents en groupe était plutôt à rapprocher des phénomènes de bandes. Là les exemples ne manquent pas, que ce soit les "Apaches" du début du XX siècle a Paris, où les groupements d'étudiants qui causaient de nombreux désordres au moyen âge, le principe reste le même.
Rites et identification : Comme le montrent les exemples historiques, le regroupement "entre soi" et une constante adolescente. Ces regroupements ont plusieurs explications possibles et certainement liées : Le besoin d'identification (qui peut s'exprimer vers un personnage de roman, un professeur, un aîné…) peut passer par une phase d'assimilation à un groupe.

Cette assimilation à un groupe se retrouve d'ailleurs mise en évidence par certaines thèses psychanalytiques : stade du miroir pour Lacan et Mélanie Klein, "Moi idéal" pour Freud… Cette manière de s'affirmer en adoptant les us et coutumes du groupe est intéressante, car c'est par son appartenance au groupe, par le regard que le groupe porte sur lui que l'adolescent sera valorisé s'il adhère aux valeurs communes, qu'il sera "identifié". On a donc souvent des regroupements de jeunes, bandes d'aujourd'hui, Zoulous, Jeunesse hitlérienne (l'exemple est quelque peu excessif, mais qu'étaient les jeunesses hitlériennes sinon le regroupement des jeunes vers un idéal commun mythique, celui du "guerrier solaire"), cercle de poésie, mouvement gothique… Ces groupes peuvent être un lieu de débordement violent, l'affirmation de l'identité du groupe passant par la confrontation avec les valeurs traditionnelles, la société…le groupe devant être anticonformiste pour montrer sa différence.
Cet anticonformisme exalté étant d'ailleurs plus le fait du sexe masculin plus enclin à des réactions tournées vers l'extérieur, que les filles, plus souvent positionnées sur le volet de l'inhibition ( ce qu'on retrouve dans les pathologies psychiatriques). Mais la différence fondamentale entre notre société et celles qui l'ont précédée est le flou qui entoure l'entrée dans l'âge adulte. Les repères identitaires familiaux ("Tu seras boulanger/ Paysan / Soldat… comme ton père !") sont mis en difficulté par les problèmes actuels de chômage, d'acculturation des immigrés… De même les repères que pourrait donner la société sont de plus en plus rares. Les rites qui traditionnellement balisaient ces passages pouvaient prendre plusieurs formes : Gem-puku oriental faisant accéder le jeune homme à la caste de samouraï, mise à mort symbolique de l'enfant par destruction des jouets et vêtements enfantins, retraite encadrée par les membres du même sexe, épreuve de force, scarifications …l'important restant le côté sacré du rite. Le seul rite immuable reste aujourd'hui, en occident, la scolarité. Le "passe ton bac d'abord" reste ancré dans les esprits même si lui aussi est de plus en plus dévalorisé. Le service militaire jouait encore ce rôle il y a une trentaine d'années, mais au fil des ans, lui aussi a perdu de sa solennité.

Voilà donc l'adolescent dans un contexte où il a peu de repères identitaires sociaux, et peu de rites auxquels se référer pour savoir où il se situe. Si on ajoute à cela la perte des repères familiaux avec les phénomènes de disparentalité, de schéma familial confus, et des idéaux ( déclin de la religion et du militantisme politique)…On en arrive à une situation où les adolescents n'ont jamais été aussi présents au sein de la société (allongement des études, marketing spécifiques, culture et mode préfabriquées…) et paradoxalement aussi peu reconnus (absence de rites de fin d'enfance et/ou d'entrée dans l'âge adulte, dépendance des fonds parentaux, difficulté d'accéder au monde du travail…).
Alors que penser alors de cette crise d'adolescence ? Les phénomènes évoqués dans l'introduction sont une réalité, une réalité grave qui pause un véritable problème de société. Leurs liens avec l'adolescence et le passage à l'âge adulte sont indéniables. Par ailleurs certains médias et psychologues ont poussé à cette focalisation sur le phénomène adolescent. Magazines spécialisés, "culture" adolescente prête à consommer, psychologie de bazar…Tout va dans le sens d'une prise en compte de plus en plus grande de l'adolescent. C'est un constat étrange : On parle beaucoup des "jeunes", les "jeunes" inquiètent, les "jeunes" font beaucoup parler d'eux, les parents cherchent des moyens de gérer au mieux, la société, avec au premier rang l'éducation nationale, cherchent aussi à gérer ces nouveaux phénomènes sociaux. Paradoxe ? En reconnaissant leurs difficultés, en voulant les comprendre (alors que par définition l'adolescent ne sait pas, mais sait ce qu'il ne veut pas) au lieu d'expliquer ; en montant en épingle les problèmes, en pointant le rôle des parents qui, pour primordiale qu'il soit, ne correspond à aucune recette miracle, est-ce vraiment leur rendre service ?

Reconnaître leur "spécificité", sans leur proposer de modèle n'est ce pas aller à l'encontre de ce qui s'est toujours fait jusque là ? N'est ce pas faire abstraction de leur position d'adulte en devenir ? Leur voler la possibilité de se projeter dans le futur en les ramenant dans le présent ? L'adolescent cherche le conflit. Doit-on l'éviter ? Doit-on le comprendre ou lui signifier les limites ? Les deux ? Et comment ? Ces questions ne se posent pas seulement au niveau familial, mais également au niveau de la société. Toutes les actions de prévention et de lutte contre la drogue, le suicide, la délinquance juvénile, l'éducation doivent être imprégnées de ces questions. Il me revient une phrase que j'avais lu il y a quelque temps : "Plus on en parle, moins on leur parle". C'est peut être ici que se situe le principe de la "crise" d'adolescence, par rapport à l'adolescence. La crise d'adolescence est rentrée dans les mœurs et l'adulte, la société se doit d'y réagir… partagée entre les dérives de la psychologie de bazar (les parents qui ne sont pas capables de faire preuve de fermeté en sont un bon exemple) et la rigidité. Mais en considérant cette phase, somme toute normale, de la vie comme une espèce de pathologie, n'est ce pas déjà ne pas considérer l'adolescent comme une personne propre ? En le réduisant à un état de crise, on ne le considère plus comme un adulte en devenir mais comme un état psychosociologique…
Le poème de Rudyar Kipling "Tu seras un homme, mon fils" nous montre peut être une bonne approche de ce que pourrait être le rôle de l'adulte, du parent, de la société. Car même si les règles posées par la famille ou la société seront transgressées, expérimentées, cela a le mérite de poser un modèle à partir duquel l'adolescent pourra se construire une identité propre, en prenant et rejetant des parties du modèle. Bien sur cette expérimentation des règles nous ramène aux problèmes d'absence de rites et de dépendance vis à vis des parents. Ce sont là des inhibiteurs au passage à l'âge adulte car il empêche l'expérimentation. De même l'absence de modèle parental pour les immigrés est également très grave : d'un côté des parents élevés dans une société différente, ne possédant pas une bonne situation et étant souvent stigmatisé, et qui pour ces raisons ne peuvent que difficilement proposer un modèle valorisant, de l'autre la société a laquelle ils doivent s'intégrer, se plier, et dont les modèles ne correspondent pas non plus. La "crise d'adolescence " est un problème complexe, mais plus qu'un problème lié à un âge de la vie, la crise de l'adolescence est devenue une véritable crise sociale de laquelle découlent les problèmes déjà cités de bandes, de violence, de suicide etc.… Cette adolescence a ses explications psychologiques, ses attitudes sociales et ses passages obligés, c'est une réalité indéniable, un passage normal. Ce n'est pas forcément le cas de la "crise d'adolescence" définie aujourd'hui. Plutôt que crise d'adolescence, il serait peut être plus juste de parler d'une crise sociale d'accès au statut d'adulte.

Aucun commentaire: