vendredi 3 octobre 2008

Aider l’enfant dyslexique à retrouver sa place d’écolier : un processus de remédiation

Interview. Bernard Jumel

Alors que les difficultés scolaires liées à la dyslexie sont de plus en plus souvent considérées comme un handicap et, à ce titre, abordées sous un angle quasi médical, Bernard Jumel nous présente une autre approche. Avec Comprendre et aider l’enfant dyslexique (Dunod, 2005), il apporte son éclairage de psychologue scolaire pour faire prendre conscience du rôle central de l’écriture comme instrument d’autonomie et de la vraie mission des rééducateurs, enseignants et parents dans ce processus de « réapprivoisement » de l’écrit. Un ouvrage étayé de nombreux cas d’observation commentés.
Quel regard portez-vous sur l’apprentissage de l’écriture dans l’approche de la dyslexie ?

J’ai souhaité montrer que l’écriture était un système complexe, dont l’histoire montre bien qu’il s’agit d’un système inventé et réinventé par des générations et des générations, parallèlement à l’évolution de la pensée.
Avec l’écriture alphabétique, l’enfant est aux prises avec un système hérité de plusieurs millénaires, produit d’une activité sociale consciente et volontaire, dont l’acquisition ne relève pas d’une disposition naturelle chez lui. On n’apprend pas un système d’écriture comme on apprend à marcher. Il faut, pour le maîtriser, l’accompagnement des adultes auxquels il a été transmis, eux-mêmes volontaires pour le transmettre à leur tour. La maîtrise de l’écriture alphabétique relève de la transmission de culture et non de la « nature ». L’histoire de l’écriture est en lien avec l’histoire de la pensée, elle-même en lien avec l’histoire des relations entre les hommes.
L’écriture alphabétique s’appuie sur une manière singulière de penser les différences entre les personnes responsables. Cette façon de penser les différences peut être datée du Ve siècle avant Jésus-Christ à Athènes, et c’est à partir de cette date qu’elle s’est intégrée à l’écriture en organisant, de la façon que l’on connaît aujourd’hui et que l’on applique dans tous les domaines, notre temps et notre espace de représentation.
L’écriture alphabétique, avec cette maîtrise nouvelle de l’espace et du temps de représentation, est organisée sur une différence fondamentale dans le langage, celle des voyelles et des consonnes. Leur association, sur un plan psychologique, relève moins du son et de sa conscience – la fameuse « conscience phonologique » – que d’un jeu mental de liaison entre des principes que tout oppose. Et le jeu mental de liaison est possible pour autant que l’enseignement de la lecture et de l’écriture offre analogiquement à l’enfant l’image d’une liaison possible entre deux rôles dans l’enseignement, ceux tenus par l’adulte qui enseigne et l’enfant qui apprend. Si ces rôles sont jouables, c’est pour l’enfant la garantie qu’apprendre n’est pas périlleux. Aussi le recours à la seule conscience phonologique pour parler d’assemblage entre voyelles et consonnes et pour aborder la dyslexie me paraît-il une erreur. C’est en tant que psychologue que j’aborde la relation de l’enfant dyslexique à l’écriture.


La vocation « pédagogique » de l’enseignant dans l’accompagnement des enfants dyslexiques est-elle suffisamment valorisée ?

Je reconnais que mon approche confère aux enseignants une responsabilité énorme. Ils la vivent dans leur pratique quotidienne. Mais sont-ils entendus ?
En 2003 s’est déroulée une Conférence nationale de consensus qui réunissait des pédagogues autour de spécialistes de l’apprentissage de la lecture. Les contributions des spécialistes ont essentiellement porté sur les processus d’apprentissage, et très peu sur l’enseignement de la lecture et de l’écriture.
Il y avait pourtant une demande évidente chez les enseignants, qui disposent souvent d’éléments très intuitifs sur la manière de procéder.
A l’issue de la conférence de consensus, les pédagogues sont tout de même parvenus à extraire des propos des spécialistes des indications très intéressantes, mais aussi des questions sur l’enseignement et l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Mais aucune publicité n’en a été faite par les responsables de l’Education nationale.
On le voit, s’il y a un hiatus, il ne réside pas dans l’implication des enseignants, ni dans leur intérêt pour la pédagogie, mais plutôt dans le peu de retentissement que cela peut avoir au niveau institutionnel – sans doute parce que les responsables de l’Education nationale ne placent peut-être pas suffisamment la pédagogie au centre de l’enseignement.


La façon d’aborder la dyslexie est-elle différente à l’étranger ?

A l’étranger – aux Etats-Unis par exemple – les approches sont à peu près semblables aux nôtres. Il y a deux conceptions qui s’excluent : il y a d’une part une approche centrée sur la prise en compte de l’équipement de base de l’enfant – neurologique ou autre – et, d’autre part, une approche relationnelle.
Le mouvement qui est engagé va malheureusement davantage dans le sens de la médicalisation. Ainsi, dans un rapport de l’Organisation mondiale de la Santé publié en 2001, on peut lire qu’environ 10 à 20 % des enfants scolarisés présentent des troubles constituant un handicap mental, mais qui ne sont ni diagnostiqués, ni soignés. Parmi les troubles recensés, la dyslexie concerne 4 % des enfants scolarisés.
Cette démarche est gênante, car considérer d’emblée que les problèmes de dyslexie sont du ressort de la santé et de différences dans les compétences inhérentes à l’enfant lui-même, conduit à chercher seulement les réponses du côté médical ou paramédical.


Quelle est la démarche des professionnels de l’enfance dans l’approche de la dyslexie?

Les personnes qui travaillent dans l’adaptation scolaire, qu’ils soient psychologues ou maîtres spécialisés, ont une démarche intuitive. Ils se centrent sur les problématiques d’apprentissage et perçoivent bien ce qui serait à leur portée s’ils pouvaient développer entre eux davantage d’échanges pour analyser ensemble ce qui marche et ce qui ne marche pas.
Mais la tendance qui consiste à déposséder les enseignants et les enseignants spécialisés de cette part de leur métier qui relèverait désormais du médical fait que, pour beaucoup d’entre eux, ils se convainquent qu’il y a là quelque chose qui relève de l’équipement intime de chaque enfant qui, par définition, échappe à leurs compétences. J’ai écrit cet ouvrage dans le but d’aider les enseignants à revendiquer dans leur champ de compétences le travail d’accompagnement des enfants dyslexiques. Il faut leur redonner confiance dans ce qu’ils peuvent faire. Ils sont en effet les mieux placés pour le faire s’ils y sont aidés.


Vous plaidez pour un véritable accompagnement de l’enfant : outre l’enseignant, quels doivent être les acteurs de ce processus de remédiation ?

Je considère que l’enseignant est au cœur de la remédiation. L’idéal serait que les enseignants puissent travailler ensemble en petits groupes puis échanger sur le cas dans lequel ils se sont impliqués. L’échange peut notamment se faire avec un psychologue : il faut en effet un regard extérieur mais impliqué. Cela aide beaucoup de pouvoir mettre des mots sur des situations sur lesquelles on achoppe. Quand on est trop impliqué par un enfant – sur un mode réactionnel en particulier – l’échange entre adultes travaillant conjointement permet de prendre une distance, de réanalyser, de voir que la démarche avec cet enfant nécessite d’autres détours sur lesquels il n’y a pas à craindre d’innover. L’Ecole peut en offrir les moyens. C’est ce que nous avons voulu montrer dans ce livre, en s’appuyant sur des exemples très détaillés.


Comment les « groupes d’aide » prennent-ils en charge l’accompagnement des enfants dyslexiques ?

Avec les enfants dyslexiques, il faut une relation de proximité. Ce sont des enfants qui n’ont pas vraiment d’autonomie. Ils ont une réelle problématique de séparation. Ils éprouvent une difficulté particulière à se retrouver seuls pour pouvoir réfléchir.
De ce fait, dans l’apprentissage, ils éprouvent une difficulté singulière sur l’écriture, car ils doivent être eux-mêmes séparateurs. Sur le plan cognitif, cela se traduit par une difficulté à décomposer un mot en syllabes, par exemple. Il faut savoir que la problématique de séparation est inhérente même à l’état enfantin.
Il y a souvent méprise sur le sens des difficultés des enfants. On oublie trop souvent en effet que les enfants sont des enfants et qu’ils ont besoin d’être tenus par la main par les adultes pendant le temps de l’enfance.
Or les enfants dyslexiques se recrutent parmi les plus dépendants, ceux qui ont le plus besoin de la présence des adultes, même quand ils passent aux yeux de leur entourage pour sociables voire débrouillards, ce qui n’est pas contradictoire. Quand je dis qu’ils sont dépendants, je veux dire qu’ils redoutent d’abord d’être seuls. Il leur faut des groupes restreints pour progresser. Il s’agit bien de groupes d’aide et non de classes de soutien. Les groupes se réunissent une ou deux fois par semaine, ils permettent de mettre en place la relation au sein du groupe. L’enseignant doit jouer le jeu de la captation de l’attention des enfants.
Là, ils sentent l’adulte plus proche d’eux, en même temps ils peuvent tirer profit du groupe et sont, de ce fait, mieux en mesure de dépasser les obstacles.
Dans les observations que j’ai faites, les enfants dyslexiques mettent à profit cette situation pour acquérir un sentiment de continuité dans leur relation avec le groupe et une continuité du sentiment d’existence, malgré les interruptions entre les séances. Il y a quelque chose de très fort dans ce phénomène de co-construction d’une histoire des rencontres du groupe dont on est acteur, qui n’est pas très différent de ce que l’on retrouve en psychothérapie – même si l’on ne se trouve pas ici dans le cadre d’une psychothérapie.





Quelle contradiction voyez-vous entre le système d’évaluation de l’Education nationale et l’approche de la dyslexie ?

Je pense que l’évaluation doit venir après l’enseignement, cela correspond d’ailleurs à ce que pratiquaient les enseignants il n’y a pas si longtemps. Cela permettait de se rendre compte de ce que l’enfant avait réellement gagné dans le processus.
L’évaluation avant l’apprentissage – en début d’année – place les enfants dans la position de répondre à des questions verbales qui correspondent plus à une vision et aux compétences d’un adulte. Ils ne devraient pas être laissés seuls face à leur tâche. L’évaluation nationale telle qu’elle est pratiquée se réfère donc à un point de vue d’adulte. De ce fait, elle met en évidence les enfants qui ont du mal à être seuls et qui sont les plus fragiles affectivement.
De cette fragilité on fait un contresens, on postule que la différence n’est pas entre fragiles et moins fragiles, mais entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas, ceux qui ont l’équipement et ceux qui ne l’ont pas…

Quel bilan le lecteur peut-il tirer des différents cas d’observation présentés dans l’ouvrage ?

J’ai choisi des cas d’observations assez diversifiées pour montrer la différence des outils, des approches, mais aussi la différence de nature des observations, ainsi que la grande diversité de façons dont les enfants se présentent et les types de remédiation envisageables.
L’objectif était de fournir des éléments d’analyse, de présenter la grande diversité des cas que l’on peut rencontrer, afin de montrer la façon dont l’enfant répond, dont il pense, dont il réagit, dont il utilise – ou non – la présence que l’on a auprès de lui. Ensuite j’ai voulu montrer de quelle manière tout cela se met en place, et parfois de façon quelque peu surprenante.


Dans ce rapport à l’apprentissage, comment se répartissent les rôles des enseignants et des psychologues ?

J’ai eu l’occasion de travailler avec des enseignants de Français en collège, par exemple : dans la pratique avec le groupe d’enfants, je n’imaginais pas que ma manière serait différente de la leur. En réalité, j’ai réalisé que je faisais une erreur parce que, de par leur fonction, ils portaient une certaine anxiété avec eux, une anxiété de réussite, une anxiété que l’enfant apprenne, alors qu’en tant que psychologue j’avais une bien plus grande tranquillité quant au fait que l’enfant avait besoin de l’adulte, qu’il suffisait d’être avec lui sans avoir pour autant à devoir lui faire porter le poids de notre anxiété d’y parvenir. Il y a donc une réelle différence de ce point de vue.

Par contre, quand j’ai travaillé avec des enseignants de maternelle ou de primaire, et plus particulièrement avec des psychopédagogues, la différence entre nous ne résidait pas tant dans la distribution des rôles qu’on pouvait avoir auprès des enfants que dans les relais théoriques dont je disposais. Le psychologue dispose en effet d’éclairages qui consistent toujours à permettre à l’enseignant de se sentir impliqué par l’enfant, sans pour autant lui laisser croire que si l'enfant adopte une forme de réponse ou une autre face à ses sollicitations, cela se joue par rapport à lui, en tant que « personne ». L’idée est bien de désangoisser les rapports, avec cette tranquillité du psychologue, qui est très confiant dans le fait que l’enfant est effectivement engagé dans un processus de développement. Le psychologue pense, non sans raison, que le temps est organisateur par lui-même. Il peut trouver le moyen de rassurer l’enseignant sur le fait que le temps nécessaire à l’apprentissage n’agit pas en persécuteur, pour lui ou pour l’enfant, mais qu’il est inscrit dans la matière même de notre système d’écriture alphabétique. Celle-ci concourt par construction à assurer la maîtrise du temps - de la mémoire - et de l’espace de représentation.

Les enseignants sont aujourd’hui dans une trop forte attente de rendement de l’enseignement dispensé : toute chose enseignée devrait immédiatement se traduire par une amélioration des performances, pour attester que le processus fait son chemin.
Or si je crois qu’il existe bien une relation entre enseignement et apprentissage, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une relation linéaire. L’enfant dyslexique peut ainsi rester longtemps dans un groupe dans une position de retrait apparent, se contentant uniquement d’imiter les autres. Et il ne faut sans doute pas procéder avec lui par questions-réponses, car le langage, le verbe, la capacité de répondre, c’est la force de l’adulte. Il faudrait plutôt appréhender l’enfant comme quelqu’un qui peut entendre, que l’on peut accompagner mais qu’il ne faut pas « sommer » de répondre, car il n’est pas en mesure psychiquement de tenir une place d’adulte.
Dans ce cas, il faut autoriser un enfant à fonctionner dans un groupe, même s’il ne paraît pas très actif, à part pour imiter les autres. Quand il sera plus en confiance, il pourra répondre à l’adulte directement. Mais il lui faut le temps de prendre conscience que l’engagement par rapport à l’adulte n’est pas nécessairement périlleux pour lui.
Dans des fonctionnements collectifs, il est parfois aussi nécessaire de passer par des jeux ou des gestes où le verbe n’est plus si important.





À qui destinez-vous cet ouvrage ?

Ce livre est un ouvrage de psychologue qui s’adresse au plus grand nombre, même si le sujet est complexe. J’aimerais encourager tous ceux qui travaillent avec des enfants – psychologues, psychopédagogues, orthophonistes et enseignants – à considérer la part d’implication qu’ils peuvent prendre dans le travail de remédiation avec les enfants dyslexiques, en leur expliquant que l’écrit est un produit de la culture et que sa transmission relève d’abord d’un acte de transmission de culture.
Ceux qui souhaitent consulter en priorité les cas pratiques peuvent s’y reporter directement et retourner ensuite à la lecture des passages plus difficiles.
Les parents sont aussi concernés, bien sûr, même si je sais qu’ils ne se considèrent pas les mieux placés pour entreprendre un travail de remédiation. Ils sont de plus en plus avertis, d’ailleurs. La solution de remédiation efficace reste donc celle qui se déroule entre l’adulte et l’enfant et qui restitue à l’école son rôle dans le développement de l’enfant et la transmission de l’écriture, car l’écriture a une vraie fonction émancipatrice.
Si les parents prennent le temps de consulter cet ouvrage, cela permettra peut-être de contrecarrer un peu le courant du « tout médical » dans l’approche de la dyslexie et d’aider enfin l’enfant dyslexique à retrouver sa place d’écolier


© DUNOD EDITEUR, 15 Avril 2005

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