vendredi 3 octobre 2008

L'intelligence des bébés : un territoire en cours d’exploration

Roger Lécuyer

Comment mesure-t-on l’intelligence des bébés ? Tous les stades de leur évolution sont-ils également connus ? Dans son dernier ouvrage, Comprendre l’intelligence des bébés en 40 questions, Roger Lécuyer, professeur de psychologie du développement à Paris V, présente un bilan synthétique des principales connaissances actuelles relatives aux activités cognitives du nourrisson, et leur intérêt pour comprendre le développement de l’intelligence de l’enfant puis de l’adulte.
Depuis quand les chercheurs s'intéressent-ils réellement à l'intelligence des bébés?
Les chercheurs s'intéressent précisément à l'intelligence des bébés depuis la parution d'un ouvrage de Piaget, La naissance de l'intelligence chez l'enfant, en 1936. À cette époque, on commençait à étudier le bébé, mais Piaget a été le premier à l'étudier sous l'angle de l'intelligence, en supposant l'existence d'une intelligence chez le bébé qui ne parle pas. Avant lui, on pensait que l'intelligence était liée au langage. Pour étudier les capacités intellectuelles des bébés, vous avez principalement recours à la méthode de l'habituation. En quoi consiste cette méthode?
Le principe de l'habituation est extrêmement simple : quand un être vivant ou n’importe quel animal est en présence d'une stimulation visuelle, auditive ou olfactive, il va petit à petit se détourner de cette stimulation. Considérons le bébé : dans un premier tempsil va regarder ce qu'on lui présente (objet, image, personne...) puis, progressivement, il va s'en désintéresser. Si on lui présente quelque chose de nouveau, il va avoir un regain d'attention. Il peut ensuite y avoir des variantes dans la méthode, car le bébé peut réagir non seulement à la nouveauté mais aussi à quelque chose qui est étrange ou anormal.
Existe-t-il d'autres méthodes de recherche?
Environ 90% de nos connaissances sur les bébés sont basées sur cette méthode de l'habituation. Les autres méthodes sont le conditionnement et la méthode de succion de haute amplitude, qui combine conditionnement et habituation. Dans cette dernière méthode, on met une tétine dans la bouche du bébé et on mesure son amplitude de succion. À chaque fois qu'il dépasse son amplitude moyenne, on lui envoie une stimulation et on constate alors qu'il augmente sa succion. On peut donc jouer là-dessus pour faire apparaître des stimuli différents. C'est une méthode qu'on utilise surtout chez les nouveau-nés, mais peu avec les bébés plus grands. Parallèlement, il y a aussi les méthodes d'observation, mais on obtient toujours moins d'informations par l'observation que par l'expérimentation. Qu'entend-on exactement par "intelligence" des bébés?
Pour moi, l'intelligence des bébés, ou l'intelligence des adultes, consiste en une fonction d’organisation des connaissances. On peut donc parler d'intelligence à partir du moment où on constate des formes d'organisation.
La forme la plus élémentaire de l'organisation des connaissances, c'est la discrimination : "ceci est différent de cela". Cette première forme existe chez le fœtus, qui peut différencier un son d'un autre son. Cela constitue déjà une forme d'organisation des connaissances, donc un premier niveau d'intelligence. À 3 mois, les bébés sont capables de faire des catégories, c'est un deuxième niveau d'organisation des connaissances. Et puis ensuite, les connaissances se compliquent, le langage intervient et, progressivement, l'intelligence continue à se développer.
Cette intelligence est-elle mesurable?
Selon moi, l'intelligence n'est pas mesurable, car l'intelligence n'est pas une capacité, mais une fonction. Il n'y a pas d'intelligence indépendamment des connaissances. Or, toute l'histoire de la mesure de l'intelligence consiste à essayer de mesurer l'intelligence indépendamment des connaissances. Cette démarche n'a donc pas de sens.
Par ailleurs, si nous entrons dans la problématique des gens qui mesurent l'intelligence par des tests de QI, il existe chez le bébé l'équivalent des tests de QI, lesbaby tests, par exemple le Brunet-Lézine. Mais il s'avère qu'aucun de ces tests n'est prédictif, cela signifie que si on fait passer un test de QI à un enfant de 10 ans, son résultat prédit relativement bien sa performance – ce que certains appellent son intelligence – à 20 ans. En revanche, si on fait passer un test à un enfant de 1 an, ça ne prédit rien de ses performances futures.
En matière d’"intelligence" des bébés, quels sont les sujets sur lesquels la recherche a le plus avancé ?
Ces 20 dernières années, les connaissances ont principalement progressé dans le domaine de la perception du monde physique – tout ce qui concerne la manière dont les bébés perçoivent l'espace et les objets.
Depuis environ 5 ans, les chercheurs et spécialistes des bébés s'intéressent à tout ce qui touche au monde des personnes. Jusqu'à une époque récente, on savait très peu de choses dans ce domaine, mais les connaissances sont en train de progresser très rapidement. La connaissance des autres, la communication, la connaissance de soi..., sont dorénavant des thèmes qui sont au cœur de l'actualité dans la recherche sur les bébés.
D'autres domaines de recherche sont encore aujourd'hui au stade des balbutiements, en particulier la connaissance du cerveau. Actuellement, les recherches en électroencéphalographie se développent. Mais pour des raisons éthiques, on ne peut pas faire d’imagerie cérébrale avec un bébé sain, donc on en fait sur des bébés qui ont des gros problèmes et une prescription médicale. C’est-à-dire très peu de bébés.
À l'opposé, quels sont les sujets qui restent les plus mystérieux pour les chercheurs ?
Le sujet le plus mystérieux reste le cerveau des bébés, malgré les premiers pas de la recherche dans ce domaine. Du point de vue de la psychologie de l'adulte et même de l'enfant, c'est un secteur que l'on connaît bien, mais on sait très peu de chose sur les bébés.
Par ailleurs, si le monde social du bébé est au cœur de l'actualité, il reste aussi très mystérieux. C’est un domaine de recherche en plein développement, et on a encore beaucoup à apprendre à propos de la relation des bébés aux autres.
En revanche, dans les domaines que l'on étudie depuis 30 ou 40 ans comme la perception et l'aspect sensoriel, ou depuis 20 ans comme le monde des objets, les connaissances sont beaucoup plus avancées.
En tant que chercheur étudiez-vous les bébés à tous les âges?
Dans mon activité de recherche, j'étudie les bébés de 3 à 5 mois, comme la plupart des autres chercheurs. Car, la méthode de l'habituation utilisée, qui consiste à présenter des situations ou des objets aux bébés, fonctionne essentiellement avec les bébés âgés de 3 à 5 mois. À moins de 3 mois, les bébés ont du mal à tenir leur tête, et souvent, après 6 mois, ils n'ont plus envie de rester dans un siège à regarder des images. Il est donc beaucoup plus difficile d'expérimenter avec des bébés d'1 an par exemple. Nos connaissances sur les bébés de 1 à 2 ans sont donc moins bonnes que celles sur les bébés de 3 à 5 mois. Cependant, de plus en plus de chercheurs se lancent dans ce type d’expérimentations.
Avec les enfants plus grands, les expérimentations redeviennent possibles. Si on propose un jeu à un enfant de 2 ans et demi, 3 ans, il comprend et, en général, il accepte.
Existe-t-il des âges charnières dans le développement des bébés ?
On a longtemps pensé qu'il y avait des âges-clés dans le développement des bébésPiaget en particulier avait une théorie du développement basée sur la notion de stades.
Mais plus nos connaissances progressent, moins ces stades paraissent évidents. On peut même dire aujourd'hui qu'il existe des "non-âges-cléss". Par exemple, les moments où le bébé tient assis et qu'il libère ses mains, puis en vient à faire ses premiers pas et devient autonome, étaient considérés comme des étapes importantes. Or ces étapes ne paraissent plus aussi décisives qu’on l'a pensé, sans doute parce que les bébés ont déjà acquis beaucoup de connaissances à ces moments de leur développement.
Les bébés ou les nouveau-nés ont-ils des capacités particulières par rapport aux adultes ?
De la naissance jusqu'à 6 mois environ, les bébés sont capables de faire la distinction entre des sons de toutes les langues, alors que nous ne sommes capables de distinguer que des sons de notre langue ou de langues que nous connaissons. D'ailleurs, l'une des difficultés que rencontrent les adultes dans l'apprentissage d'une langue étrangère réside dans la distinction des sons. Jusqu'à 6 mois, le bébé babille en produisant des sons qui peuvent appartenir à toutes les langues, puis à partir de 6 mois, il commence à babiller dans sa langue. La capacité de distinguer les sons se perd donc avec l'apprentissage de la langue.
On peut aussi citer les travaux de recherche d'un collègue français travaillant en Angleterre, Pascalis. Il a montré que les nouveau-nés ont des capacités de discrimination de différents visages de singes et d'hommes, alors qu'à partir de 9 mois, les bébés peuvent toujours distinguer deux visages de femmes ou d'hommes, mais plus des visages de singes. Le bébé, en grandissant, perd donc cette capacité. Inversement, les très jeunes bébés singes sont capables de faire la distinction entre deux visages humains, puis après quelques mois, ils ne peuvent plus. Cette découverte modifie les connaissances que l'on avait sur la perception du visage humain par le bébé. On a beaucoup dit en effet que la reconnaissance du visage humain était innée chez les bébés, mais il semble bien qu'il existe une manière spécifique de traiter le visage par rapport à n'importe quel autre objet.
En dehors des besoins vitaux, quelles sont les conditions indispensables au bon développement des bébés?
Plusieurs conditions sont indispensables au développement des bébés : tout d'abord, l'affection, ensuite la communication — les bébés ont un grand besoin de communiquer avec leur environnement social —, puis aussi le jeu. Le bébé doit jouer avant même d'être capable de tenir un jouet. Dans la communication, il y a déjà un aspect jeu, mais le jeu avec les personnes est très important pour le développement des bébés et de leur intelligence.
Depuis 50 ans, l'environnement des bébés, la connaissance sur le développement des bébés et le comportement des parents vis-à-vis des bébés ont énormément évolué. Tout cela influe-t-il sur les capacités et l'intelligence des bébés ?
En abordant la question d'un point de vue théorique innéiste, il n'y a pas de raison pour que l'intelligence des bébés ait progressé, puisque a priori l'environnement n'influence pas le développement des bébés.
Si comme moi, on est plus empiriste et on pense que les bébés effectuent énormément d'apprentissages dans leur jeunesse, et que ces apprentissages dépendent des conditions dans lesquelles ils se trouvent, forcément leurs capacités ont évolué avec l'évolution de leur environnement. Mais nous n'avons quasiment pas de preuves directes de cette évolution, car il aurait fallu faire des observations précises sur les capacités intellectuelles des bébés d'il y a 50 ans. Or ces informations n'existent pas.
Cependant, des baby tests ont été faits il y a 50 ans pour mesurer non pas les capacités cognitives des bébés, mais les capacités sensori-motrices. En comparant les résultats de ces tests avec ceux des bébés d'aujourd'hui, on constate que du point de vue sensori-moteur, les performances des bébés de maintenant sont plus importantes qu'il y a 50 ans. En extrapolant, il y a toutes les raisons de penser que les bébés de maintenant sont plus intelligents que ceux d'il y a 50 ans.
En outre, la progression des performances des adultes et des enfants aux tests de QI depuis 50 ans a tendance à confirmer cette thèse. Les données de l'armée d'une part concernant des hommes adultes, et d'autre part, des enquêtes menées sur l'intelligence des enfants en âges scolaire en 1948 puis en 1988, montrent en effet que le QI des adultes et des enfants a progressé d'environ 20 points en France en 50 ans. Cette progression touche en particulier les catégories sociales dans lesquelles le QI était le plus bas, ce n'est donc pas une montée homogène.
Ce qui est vrai pour l'adulte et l'enfant a des chances d'être vrai pour le bébé, même si on n'en a pas les preuves directes, d'autant plus que l'environnement des bébés a certainement beaucoup plus changé que celui des enfants d’âge scolaire.
© DUNOD EDITEUR, 3 Juillet 2002

Aucun commentaire: