mardi 4 mars 2008

La maison, espace intérieur

La maison, notre espace intérieur

Alberto Eiguer

Que révèle de nous le choix d’une maison, notre façon de nous l’approprier, de l’aménager, de la décorer ? Pourquoi appréhende-t-on de déménager ? Comment gère-t-on héritage ou perte de son logis ? Comment habite-t-on ensemble, et pourquoi ? Sous un même toit se développent les enjeux fondamentaux qui nous lient les uns aux autres. La maison est une enveloppe mais aussi un lieu de sédimentation : l’intimité qui s’y déploie dit beaucoup des liens que l’on tisse ou que l’on détisse avec son entourage. Dans L’Inconscient de la maison (Dunod, 2004), Alberto Eiguer, psychiatre et psychanalyste, président de la Société française de thérapie familiale psychanalytique, enseignant à l’Institut de psychologie de l’université de Paris-V, revient sur la nature de ces liens et dévoile un concept qui habite chacun de nous : l’habitat intérieur.

Au-delà de la concrétisation de nos envies et de nos besoins les plus conscients, notre façon d’appréhender et d’habiter notre maison révèle-t-elle des projections inconscientes ?
Il y a à la fois une problématique de projection – ce que nous projetons de conscient et d’inconscient sur notre maison – et une autre de « déplacement ». L’idée que je développe dans mon livre est que le rapport extrêmement puissant que nous déployons à l’égard de notre maison est du même registre que celui qui unit le nourrisson à sa mère. Ce « déplacement » de la mère vers la maison a donc une part psychologique mais relève aussi de quelque chose de physique. Nous nous lovons, nous entrons contact peau à peau avec elle : on peut même parler de « sensorialité » commune. Mais notre maison révèle aussi nos propres projections inconscientes, dans le sens où nous y déposons notre espoir, notre mémoire, nos émotions les plus profondes, nos projets de vie – avec la famille et avec notre progéniture à qui nous voulons transmettre l’héritage de notre propre vie – mais aussi notre savoir, notre histoire, etc. Ce rapport très intime avec notre maison est l’expression de la dimension familiale qui nous habite : nous avec les autres membres de la famille d’abord, puis nous et les autres. Mes recherches et mon expérience clinique m’ont par ailleurs permis de constater que la relation que l’on entretient avec son habitat se rapproche de celle que l’on a avec son corps. Nous projetons l’image de notre propre unité corporelle sur notre habitat : que nous l’aimions ou la détestions, cette unité relève de la représentation que l’on se fait de notre corps, de nos formes, d’une partie de notre organisme, de nos mouvements… Et dans la mesure même où l’image que nous avons de notre corps s’est construite dans la relation de corps à corps que nous avons eue avec notre mère puis avec les autres membres de la famille et même les amis, cela entre en jeu dans notre relation avec notre maison. Nous projetons donc sur notre maison la notion de « contenant de quelque chose », qui doit être à la fois ouvert et fermé. Derrière la seule fonction décorative, qu’investit-on à travers l’aménagement et l’ameublement de sa maison ?
Outre la question de la fonctionnalité bien évidente et la question corporelle dont nous avons parlée, nous investissons dans notre intérieur nos ambitions, et, à travers les objets et les œuvres que nous présentons, nous témoignons de nos idéaux de vie, mais aussi du rang social auquel nous souhaitons appartenir. Nous projetons évidemment sur les objets une fonction esthétique qui révèle, en quelque sorte, que nous sommes tous des artistes. Mes recherches m’ont conduit à découvrir qu’à travers les objets que nous disposons et l’aménagement que nous réalisons se dégage une fonction très pratique : celle des gestes et des mouvements. Les objets ont beau paraître statiques, dans notre inconscient, nous leur infléchissons un mouvement : à tel ou tel objet nous donnons une signification particulière qui n’appartient qu’à nous et qui dépasse son utilité première. Tel ou tel endroit peut nous paraître propice à la rêverie, au laisser-aller, au bien-être… Cette impression qui n’appartient qu’à nous peut ensuite affecter les autres membres de la famille. J’ai aussi découvert, à mesure que mon travail avançait, que nous développons avec les objets de notre maison la même relation que celle que l’enfant a avec ses jouets : il les modèle, leur attribue des vertus ou des fonctions. Ces jouets définissent finalement le rapport qu’il entretient avec les autres enfants. La notion de jeu est une fonction créative, fantasmatique et très émotionnelle qui habite notre maison. Habite-t-on une maison de la même manière selon qu’on la loue, qu’on l’achète ou qu’on en hérite ?
Les modalités qui définissent notre présence dans un habitat ont leur importance, mais notre façon d’habiter une maison dépend surtout de l’investissement affectif et inconscient que nous entretenons avec elle. La relation que nous avons avec notre maison est de toute façon une relation d’appropriation et d’éternité : nous y sommes comme si nous allions y rester tout le temps ; comme si nous n’allions jamais mourir. La question de l’héritage est toutefois particulière, car elle engage des conséquences familiales aux résonances fortes : elle dépasse le strict cadre juridique et administratif ; elle traduit en fait l’état des relations que nous avons entretenues avec les personnes qui nous ont légué la maison et passe donc par un processus de deuil qui nous permettra ensuite de faire nôtre ce lieu. Si la maison permet l’intimité de groupe vis-à-vis du regard étranger, qu’en est-il, à l’intérieur de la maison, de l’intimité de chacun vis-à-vis des autres ?
Le point essentiel est de savoir conserver son espace d’intimité à soi ce qui, dans toute vie de groupe, n’a rien d’évident. La qualité de l’intimité – la sienne mais aussi celle du groupe – et de la proximité entre les uns et les autres dépend donc de la qualité du lien que l’on développe avec chacun des membres. Beaucoup de problèmes se posent d’ailleurs dans les familles parce que ce point n’est pas respecté. Le lien de filiation conditionne, pour une bonne part, la façon qu’ont les familles d’habiter leur intérieur. Mais qu’en est-il des autres – les familles recomposées, adoptantes ou homoparentales ?
L’idée très forte que je développe dans cet ouvrage est que la vie en commun permet de recréer du lien et donc de faciliter les rapports autant entre parents et enfants au sein d’une même famille biologique que dans les familles adoptantes, homoparentales ou recomposées. Les groupes qui vivent sous un même toit, quelle que soit la nature de leur relation, pratiqueront finalement les jeux inconscients dont nous parlions auparavant, des jeux qui leur permettront de construire et de faciliter leur vie. Dès lors, le lien qu’ils établissent et que j’appelle « lien de cohabitation » sert à stimuler le tissage ou le retissage du lien de filiation que l’on retrouve dans les familles biologiques. Tout ce qui circule dans le quotidien, et notamment à travers les tâches communes et ce qu’elles révèlent de nos affects, de ce que l’on montre de soi, de ce que l’on regarde chez l’autre, participe de la construction de la communauté. Trop de personnes se montrent impatientes et pensent que cela se donne d’emblée : or tisser des liens, cela s’apprend, même au sein des familles biologiques. Qu’implique la perte du « chez soi » ?
Elle s’avère catastrophique. Ne plus avoir de chez soi implique la déstructuration, la régression. C’est une des questions extrêmement difficiles de notre vie moderne. La déstructuration fonde la psychose. On peut toutefois remarquer que ceux qui perdent leur habitat mettent en place des stratégies visant à reconstruire un nouveau « chez soi » : ce peut être dans un squat ou un foyer, du moment que cela permet de prolonger les contacts et donc les liens. Même ceux qui font de l’absence de chez soi un style de vie cherchent à prolonger par des réseaux et des relations la permanence du lien. À l’image de la famille, du groupe, du couple ou de l’individu qui l’habite, la maison est-elle un lieu d’évolution ou de transformation ?
Les deux sont possibles. Mais ceux pour qui la maison ne sera qu’un lieu d’évolution n’embrasseront sans doute qu’une partie de la réalité : le lieu ne sera alors investi que de manière incomplète, comme celui qui permet de vivre et qui apporte un certain confort, certes, mais où ils ne déposeront probablement rien. Ces personnes considèrent leur habitat comme un lieu de transit, sans doute à l’image du manque d’importance qu’ils donnent à leurs relations. D’autres savent tirer un parti beaucoup plus important de leur habitat et l’utilisent pour mûrir, pour se développer et améliorer leurs relations avec les autres. Dans la mesure où la maison est à l’évidence un espace de jeu et de mouvement, elle suscite la transformation. Je pense surtout que le lien de cohabitation dont nous avons parlé tend à la transformation des êtres et des choses. Cet ouvrage repose en grande partie sur vos propres observations cliniques de thérapeute. Le traitement d’un sujet aussi intime pour chacun vous a-t-il conduit à formuler des souhaits à l’adresse du lecteur ?
Ce que je souhaite au lecteur, c’est d’apprendre à soigner sa maison tout en se soignant lui-même à l’intérieur de ses murs. C’est d’avoir conscience que rien n’est dû au hasard : beaucoup d’affects et de problèmes relatifs à notre mémoire et à notre histoire se déposent sur la maison. C’est de ne pas brutaliser ni son habitat, ni lui-même. Je souhaite enfin ceci : qu’il achète, qu’il vende ou qu’il jette, qu’il agrandisse son espace ou l’embellisse, chacun doit s’interroger sur la nature et la conséquence de ses gestes à l’égard de son espace intérieur, car il y va de son inconscient et de ce qu’il y a de plus précieux en lui. Il faut apprendre à être patient.

© DUNOD EDITEUR, 10 Mai 2004

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