mardi 4 mars 2008

Qui était vraiment Freud.doc


Qui était vraiment Freud ?



L’Express. Marie Huret, mis à jour le 20/08/2004



Révolutionnaire et parfait bourgeois, homme de passions et mari puritain, grand névrosé et grand médecin... le père de la psychanalyse a pris un malin plaisir à brouiller les pistes. Du gamin juif de Moravie au thérapeute vénéré, sa vie n'est pas seulement un roman. Elle livre les clefs d'une des plus fascinantes aventures de la connaissance



C'est une nuit torride, la plus brûlante de l'été 1883. Une nuit de canicule. Des volutes bleues de fumée de cigare ondulent dans le salon où deux hommes discutent en bras de chemise. Il est tard, très tard. Sur la table, un reste de poulet rôti, peut-être une salade de pommes de terre, et du vin frais. Moment d'anthologie, paroxysme de l'amitié: Josef Breuer, médecin réputé de Vienne, reçoit, ce soir-là, un jeune confrère barbu, au regard perçant, et commence à lui raconter le cas fascinant de Bertha P., une patiente hystérique. Jolie, douée, cultivée, mais malheureuse. L'invité tire une bouffée de son trabucco. Des années plus tard, ce fumeur invétéré fera de la jeune névrosée l'une des égéries du planétarium psychanalytique: «Anna O.» Ce fumeur-là, c'est Sigmund Freud.



Qui est Freud ?



Tout bascule, cette nuit, chez Breuer, dans ce vieil immeuble du n° 8 de la Brandstätte. La scène, telle que Freud la décrit à sa fiancée, en témoigne: le maître de maison vient de lui révéler «certaines choses» sur Bertha, si incroyables qu'ils ne doivent pas les divulguer. «Ce soir-là est née la psychanalyse», affirme l'Argentin Emilio Rodrigué, qui a publié en 2001 une biographie colossale, Freud, le siècle de la psychanalyse (Payot). Que s'est-il passé? Le Dr Breuer décrit à Freud ce phénomène effarant: quand Bertha lui raconte ses souvenirs, elle perd peu à peu ses symptômes, sa paralysie, ses hallucinations. La parole peut guérir!



A 27 ans, Freud est un parfait inconnu. Ce jeune neurologue viennois, brillant et ambitieux, va alors consacrer toute sa vie au culte des mots, à la «talking cure» des névrosés. C'est de leurs rêves, de leurs amours, de leurs angoisses qu'est née la psychanalyse, médecine de l'âme révolutionnaire qui allait coucher la planète sur le divan. «Son œuvre, Freud l'a construite non en mesurant les astres, les crânes ou les grands flux économiques, explique la psychanalyste Lydia Flem, auteur de Freud et ses patients (Hachette). Mais en écoutant l'inaudible, le honteux et l'incohérent des êtres humains.»



C'est l'histoire d'un duel. Acharné et charnel. D'un fatras de glace et de feu. D'un flirt avec les ténèbres. D'une soif de clarté. C'est l'histoire d'un seul et même homme, Sigmund Freud, viscéralement tiraillé entre deux êtres, qu'il adule autant qu'il les hait: Freud le conquistador et Freud le bourgeois. Quand l'un s'emballe, l'autre se fige. Quand l'un explore la libido, l'autre rougit. Artisan de la libération sexuelle des femmes, mais chastement fidèle à la sienne; conscient d'appartenir au peuple juif, mais délibérément athée; cocaïnomane prosélyte, mais médecin réputé; exalté, passionné, mais prisonnier de ses humeurs dépressives, Freud est le client rêvé du psy fauché. «Celui de mes malades qui me préoccupe le plus, c'est moi-même», écrit-il à son ami Wilhelm Fliess.



I


Freud en dates



1856 Naissance à Freiberg, en Moravie.

1881 Sigmund obtient son diplôme de médecine à l'université de Vienne.

1883 Il découvre le cas d' «Anna O.» grâce à son ami Breuer.

1885 Dès l'obtention de sa bourse, Freud se rend chez Charcot, à la Salpêtrière, à Paris.

1886 Il s'établit comme médecin à Vienne et épouse Martha Bernays, après quatre ans de fiançailles.

1895 Freud commence son autoanalyse et introduit l'idée du complexe d'Œdipe.

1899 Il termine L'Interprétation des rêves.

1917-1923 Il publie une série d'ouvrages à un rythme impressionnant et crée un groupe de disciples dont fait partie Jung.

1938 Inquiétée par la Gestapo, la famille Freud s'exile en Angleterre.

1939 Freud s'éteint à l'âge de 83 ans.






l est son propre cobaye, le plus célèbre du XXe siècle, un barbu mythique paré d'un cigare et de binocles, drapé de l'image héroïque du solitaire à l'assaut d'un territoire vierge, l'inconscient. De ses plongées dans la jungle de ses propres états d'âme Freud a rapporté un trophée historique - le complexe d'OEdipe - et une série de trouvailles révolutionnaires - la force secrète des lapsus, de la libido, du transfert ou des actes manqués. C'est désormais une évidence aux yeux de tous: les enfants eux-mêmes ont une sexualité, le garçon désire obscurément tuer son père et coucher avec sa mère, le rêve est la manifestation d'un désir, etc.



L'incroyable aventure aura occupé tout un siècle. De 1895 à 1905, c'est une naissance chaotique: Freud s'analyse lui-même et analyse ses patients, des hystériques, des névrosés. Il esquisse ses théories sur la sexualité, qui lui valent railleries et insultes: on le traite de pornocrate! Mais c'est l'essor de 1905 à 1920. Tout en continuant à suivre une dizaine de patients par jour, Freud crée un mouvement et ses disciples, parmi lesquels Alfred Adler, Carl Gustav Jung ou Sandor Ferenczi, diffusent ses idées en Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis surtout. Ses rêves de gloire se réalisent de 1920 à 1939: des sociétés psychanalytiques se forment dans le monde et Freud, exilé de Vienne en 1938, est reçu triomphalement à Londres. Ses intuitions et ses découvertes, en se vulgarisant, libéreront l'humanité de ses tabous, reculeront les frontières de l'anormal, épauleront la vie des couples, l'éducation des enfants, et transformeront radicalement notre regard sur autrui.



Très tôt, le gamin juif de Freiberg, en Moravie, s'était destiné à «troubler le sommeil du monde». C'est une claque qu'il va infliger à l'humanité. Depuis Copernic, la Terre n'était plus le centre de l'Univers. Depuis Darwin, l'homme n'était que le fruit de l'évolution animale. Depuis Freud, il n'est plus maître chez lui: l'inconscient lui joue des tours. Cent ans après L'Interprétation des rêves, la psychanalyse s'est répandue en France comme une traînée de poudre. Mais que connaît-on de son fondateur? Qui se cache derrière l'oeil sévère du Herr Professor à l'accent à couper au couteau? Un génie fougueux, un obsédé de la libido? Par quels cheminements l'adolescent aux mœurs corsetées est-il devenu un formidable agitateur d'idées? Malgré des dizaines de biographies, des décennies d'arguties, le deus ex machina du divan reste un mystère. A l'époque du tout-psy, ce maître n'a jamais tant fasciné, divisé, inspiré. Il est le chef de file de générations de psys, de tous ceux qui nous soignent aujourd'hui, même si les querelles de chapelle entre lacaniens, freudiens et jungiens rongent sa statue. «Je doute qu'il existe, hormis Jésus et Napoléon, un individu qui ait suscité autant de biographies que Freud!» lance Emilio Rodrigué.



Jouissance tabagique



La psychanalyse a une dette envers le tabac. Du petit déjeuner au coucher, Freud fume sans arrêt, jusqu'à 20 cigares. Ses préférés: les trabuccos. «Il n'a jamais caché que ses capacités d'écoute étaient liées à la durée de dégustation d'un cigare, souligne Philippe Grimbert, psychanalyste et auteur d'un revigorant Pas de fumée sans Freud (Hachette). La durée de la séance s'accordant au temps de la jouissance tabagique du maître.» C'est à 24 ans que Freud découvre le plaisir des volutes, alors qu'il poursuit ses études dans le laboratoire du Pr Brücke. Toute sa vie, il vante les vertus du tabac, de même qu'il est un prosélyte de la cocaïne, qu'il consomme durant douze ans. La «cocaïne dans le corps», ce garçon timide et neurasthénique, considéré comme vierge par beaucoup, se dévergonde. En 1884, il lui consacre un essai: Über Coca. Freud va jusqu'à la prescrire avant de reconnaître ses ravages. C'est la bouche, le siège de la parole, objet privilégié de la psychanalyse, qui se voit condamnée par le tabac à une lente destruction. Comme si Freud avait signé un pacte faustien où la vie serait donnée en échange de la fondation de la science du siècle.



On le porte à l'écran: c'est le barbu raide, blême, coincé, du Freud, passions secrètes, de John Huston, en 1962. On le monte au théâtre: c'est le duo d'ego Freud-Dali, mis en scène par John Malkovich dans Hysteria. On lui sert Deneuve et le prime time sur Arte: c'est sa thérapie avec Marie Bonaparte. «On trouve tout chez Freud, la passion, la rigueur et la folie intérieure, relève le psychanalyste Alain de Mijolla - Freud, fragments d'une histoire (PUF). Sa vie est une mine inépuisable où chacun peut tirer de quoi nourrir ses fantasmes d'identification. Chaque praticien a son Freud.» La grande spécialiste de l'Histoire de la psychanalyse en France (Fayard), Elisabeth Roudinesco, elle, perçoit «un homme sombre, compliqué, ambitieux, avec très tôt un immense besoin de devenir un grand homme». A chacun son Sigmund. Freud le chercheur, Freud le père, Freud l'amoureux. Le vrai Freud des débuts, c'est Sigmund le pyromane. Il passe son temps à tout brûler. A 29 ans, alors qu'il n'est pas encore célèbre, il fait flamber sa correspondance, afin de ne laisser aucune trace. A ceux qui prétendront un jour écrire sa vie le jeune médecin souhaite déjà les pires difficultés: «Laissons-les se tourmenter, écrit-il à Martha, en songeant à ces biographes potentiels. Ne leur rendons pas la tâche trop facile.» Il s'efforcera de la leur compliquer. C'est son fils Martin qui révèle en 1956: «Pour ses portraits, il affichait ce que nous appelions sa Photographier Gesicht, sa tête à photographier, une figure austère et sérieuse, qui ne reflétait en aucune façon sa nature bonne et amicale.» Grand ordonnateur du dévoilement, Freud a passé sa vie à jouer avec les masques de la pudeur. Sauf en famille.



Il faut pousser la porte massive du n° 19 de la Berggasse, où les Freud ont vécu près de cinquante ans avant de s'exiler à Londres. Longer ces murs surchargés de reliques archéologiques, pénétrer dans le cabinet à l'atmosphère victorienne avec ses photos dans les cadres, ses enfilades de statuettes et ses tapis orientaux. Capter la rumeur étouffée de la vie familiale dans l'appartement situé de l'autre côté de la cloison. Femme d'intérieur, Martha coud, comme d'habitude. Les six enfants jouent dans la salle à manger, en attendant que leur père, attentif et adoré, les rejoigne à 13 heures, pour déjeuner: bœuf bouilli, artichauts, fraises. Soudain, le parquet craque: le professeur a terminé la séance. Mais un autre patient attend.



Assis à la tête du divan, comme un «vieux hibou dans un arbre», il ne dit rien, ou lâche un mot sans rapport avec ce qui se déroule, ou bien encore dévoile le contenu d'un rêve. Dans son Tribute to Freud, la poétesse américaine Hilda Doolittle, qui fut sa patiente, raconte que Freud se lève parfois - «Ah, nous devons célébrer ceci!» - et procède au rituel: sélectionner, humer, allumer son cigare. L'analysé s'allonge, ce qui permet à Freud de le voir sans être vu, puis dit ce qui lui passe par la tête: c'est l'association libre. Plein d'humour, l'oeil pénétrant, respectueux, Freud se montre parfois impatient, pianote sur le montant du divan, frappe du poing sur l'appui-tête. «Un père magique, un sorcier, témoignera une analysée. Il voyait à travers moi.»



La pratique du divan est le sol natal de la psychanalyse. Mais la terre d'origine, la vraie, c'est Freiberg, une bourgade de Moravie. Le 6 mai 1856, Sigismund Freud naît «coiffé»: un signe de chance. «Mon Sigi chéri sera un génie!» jure sa mère. Très tôt, l'enfant hérite d'un imbroglio hors du commun qu'il lui faudra résoudre un jour. Quand la jeune et jolie Amalia Nathanson a épousé Jacob Freud, marchand de laine, ce dernier avait 40 ans, vingt de plus qu'elle. Amalia est sa troisième femme. Il a alors déjà deux fils, dont l'un est plus âgé qu'elle. «Sigi verra ce demi-frère comme un compagnon logique de sa mère, et son père, comme un vieil homme bienveillant, assez âgé pour lui tenir lieu de grand-père, raconte la psychanalyste Gabrielle Rubin, qui s'est intéressée au Roman familial de Freud (Payot). Sa vie dans cette drôle de famille aiguise son regard. La graine de la psychanalyse est semée.»



Freud gardera la nostalgie de ses forêts. Pour ce gamin de 4 ans né sur les rives du fleuve Lubina, c'est un déchirement quand le clan Freud déménage pour la grande ville, Vienne, capitale de la monarchie autrichienne et refuge privilégié des juifs de l'Est. La famille s'installe dans le quartier populaire de Leopoldstadt, où règnent l'odeur du chou et l'angoisse des faubourgs. Ses parents ne pratiquent guère la religion. Sigmund considère sa judéité comme un patrimoine génétique. Un souvenir le marque à vie. Au cours d'une promenade, son père lui confie qu'un chrétien lui a, un jour, arraché son bonnet en ordonnant: «Juif, descends du trottoir!» Sigmund a 10 ans. Il demande: «Qu'as-tu fait?» Son père: «J'ai ramassé mon bonnet.»



C'est ce jour-là qu'est né le conquistador. L'adolescent rumine des désirs de revanche et se prend pour Hannibal jurant de venger Carthage. «C'est le fils préféré, sa famille en attend tout, il va lui promettre la gloire, relève le psychanalyste Jacques Sédat (Freud, chez Armand Colin). Ses cinq frères et sœurs s'entassent dans deux chambres, lui est le seul à avoir sa pièce. Il en garde un fort sentiment de dignité.» Jamais personne ne le verra, lui, ramasser son bonnet dans l'infâme caniveau.



Fan de Goethe, le jeune homme, qui rêvait d'être naturaliste, choisit la médecine. Son diplôme en poche, il décroche une bourse pour aller à Paris. Et atterrit à la Salpêtrière, la galerie des fous. Il assiste aux présentations des «folles» du Pr Charcot, événements mondains et scientifiques où des hystériques sont soignées par l'hypnose. Le magicien fait disparaître les cécités et les paralysies devant un auditoire stupéfait. De retour en Autriche, Freud, fasciné, s'attire les foudres des médecins de la Société psychiatrique de Vienne: «C'est un conte de fées scientifique!» A l'époque, la discipline reine, c'est la neurologie: la démence est considérée comme une maladie du cerveau. Et les hystériques sont traitées comme des dépravées incurables, à grand renfort de bains et d'électrochocs. Le savoir médical s'empare des problèmes de sexualité, mais sépare le corps et l'âme. En cette fin du XIXe siècle,une morale puritaine succède au culte du libertinage autrefois prisé par l'aristocratie: la libido doit être canalisée. Personne n'accorde de crédit aux sornettes de femmes que l'on dit atteintes de «maladies utérines»! Sauf Freud.



La matinée est tiède, ce mercredi 1er mai 1889, et le médecin se rend de son pas vif chez une riche aristocrate, «Emmy von N.». Cela fait trois ans qu'il a ouvert son cabinet à Vienne. La clientèle privée était le seul moyen de gagner de l'argent pour épouser Martha. Un cou délicat, des cheveux noirs. Il est fou d'elle. Mais fauché. Le Dr Breuer lui envoie des patients, comme cette «Emmy von N.». La jeune femme souffre d'un bizarre claquement de langue depuis que son veuvage l'a plongée dans la dépression. Etendue sur le divan, la tête sur un traversin, elle attend Freud. Il entre, elle s'écrie: «Ne bougez pas! Ne dites rien! Ne me touchez pas!» Elle veut parler sans être interrompue. Il répond: «J'y consens.» La cure par la parole est née.



Freud reçoit, à ses débuts, surtout des femmes: des aristos, des ingénues, des mères de famille. «Miss Lucy R.», jeune gouvernante anglaise, souffre d'hallucinations olfactives: elle sent une odeur de repas brûlé. Il découvre que cette nurse est amoureuse de son patron, pour qui elle rêve de préparer de bons petits plats. «Elisabeth von R.», elle, se plaint de douleurs aux jambes. Garde-malade de son père, elle se sent coupable depuis sa mort. Freud affine auprès de ses patients sa carte de l'esprit humain. Dès 1899, quand il publie son Interprétation des rêves, les principes de la psychanalyse sont en place: le rêve, explique-t--il, constitue l'accomplissement déguisé d'un désir et la sexualité est à l'origine des névroses.



Freud n'est pas le premier à affirmer que depuis la nuit des temps le sexe est partout. Breuer l'a dit et Charcot affirme que la «chose génitale» est toujours en cause. Mais Freud, lui, enfonce le clou. Il voit de l'éros dans nos rêves: une bougie qui ne tient pas droite représente un pénis flasque. Et dans nos gestes: sa patiente Dora, qui joue compulsivement sur le divan avec son porte-monnaie, s'adonne à un ersatz de masturbation. «La tâche du psychanalyste, écrit-il à Stefan Zweig, est de se colleter avec le démon.» Ce démon si familier, ce démon qui le nargue jour et nuit: Freud a la phobie des voyages, le repas du dimanche chez sa vieille mère lui flanque des maux d'estomac, il accumule les toux, les migraines, les déprimes... Freud le cocaïnomane, le cigaromane, flirte avec la mort et s'épuise dans l'autodestruction. Et si Freud avait inventé la psychanalyse pour se guérir de sa propre névrose? Plonger dans les ténèbres ne lui fait pas peur. Il y vit. Lui seul pouvait affronter le péril de ses intuitions. Il finit même par accepter l'idée qu'il a confusément eu envie de tuer son petit frère Julius, et qu'il s'est réjoui lors de sa mort précoce. Il accepte surtout l'idée que son père était un rival aussi haï que vénéré. L'idée enfin qu'il ait pu ressentir du désir pour sa mère, dont il a un jour, à 4 ans, surpris la nudité. Non seulement il ne recule pas devant ces vérités effarantes, immorales, mais il les note et prend soin de classer le butin du jour.



Freud a vécu plume à la main. Ce passionné s'est livré à une multitude de correspondants, tour à tour adulés et haïs. Fliess, son «alter», comme il l'appelle, et ses disciples, Jung en tête, et tous les autres, évincés dès qu'ils ont contredit le maître. Révolutionnaire de cœur, génial accoucheur de nos pensées, Freud est resté un homme complexe. Et un parfait conservateur. Un bourgeois émancipateur, pas un féministe. Les Freud eurent six enfants en neuf ans. Macho comme l'époque, cet homme hors du commun partage les opinions de la majorité des Viennois, et célèbre un foyer où l'homme et la femme ont des rôles bien distincts. A Sigmund l'alpinisme, la natation, les consultations. A Martha la gestion de la maison et la surveillance des enfants. En échange, Freud lui offre la certitude qu'il l'accompagnera toute sa vie.



Mais, en 1923, la nouvelle tombe: il doit être opéré d'un cancer de la mâchoire - il le sera 33 fois. On diagnostique sa maladie au moment où la psychanalyse déchaîne les passions en Europe et aux Etats-Unis. A 25 dollars la séance, Freud gagne enfin sa vie. Il est devenu une célébrité. On s'arrache le plus grand spécialiste de l'amour, le dénicheur d'inconscient, le démythificateur de la sexualité. Le célèbre producteur de cinéma Samuel Goldwyn annonce au New York Times qu'il veut lui consacrer un film. Fatigué, Freud refuse. Ses amis lui cachent son état de santé pour le protéger. Il entre dans une colère noire: «Mit welchem Recht» (de quel droit) lui cèle-t-on sa propre mort?



A


Post-scriptum





Parlez-vous freudien? La libido désigne la manifestation de la pulsion sexuelle dans notre vie psychique. Le lapsus, une substitution de mots involontaire qui traduit une pensée inconsciente. Le refoulement, l'opération par laquelle le sujet repousse dans l'inconscient des représentations susceptibles de provoquer du déplaisir. Le transfert, la relation s'instaurant automatiquement entre le patient et son analyste, souvent une répétition d'émotions et de désirs infantiles liés aux parents: Freud en fait le moteur de la cure.






u fur et à mesure que le cancer le ronge, l'horreur nazie étend ses tentacules sur l'Autriche. Stigmatisée comme une science juive, la psychanalyse est visée: en 1933, à Berlin, les livres de Freud sont brûlés. «Quel progrès! ironise-t-il. Aujourd'hui, ils brûlent mes livres; autrefois, c'est moi qu'ils auraient brûlé!» Arrimé à Vienne, Freud résiste jusqu'à la limite de ses forces. Sa réputation internationale le protège. Mais quand sa fille Anna est inquiétée par la Gestapo, il cède. Au moment de quitter Vienne pour Londres, en 1938, il remplit un questionnaire pour les nazis, dans lequel il est sommé de leur affirmer officiellement sa confiance. Il signe en bas de la feuille: «Je peux cordialement recommander la Gestapo à tous.» Toujours cet humour, le Witz freudien. Epuisé par les séances de radium, Freud veut mourir en homme libre. Le vieil homme passe sa dernière année en Angleterre à écrire. Il va partir, le sait et le souhaite, car rien ne le soulage, ni proches, ni parole, ni tabac. Il réclame à son médecin une dernière injection. La cocaïne lui aura permis ses premières expériences scientifiques et la maîtrise de ses angoisses. Le tabac l'aura lancé et maintenu sur la voie de la psychanalyse. Et c'est à la morphine que Freud doit sa délivrance. Il s'éteint le 23 septembre 1939, à 83 ans. Jusqu'au bout, le vieux stoïque est resté lucide, maître de son destin. Il rêvait d'être «un homme debout, disait-il, en rien responsable des folies de ce monde».













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