lundi 3 mars 2008

L'hostilité des ados c'est de l'attachement.doc

Philippe
Jeammet


L'hostilité
des ados, c'est de l'attachement


L’Express.
Propos recueillis par Claire Chartier, mis à jour le
14/05/2004


Il
déteste l'esbroufe et les formules qui claquent. Mèches
neigeuses et franche poignée de main, Philippe Jeammet fait
figure de vieux sage dans la cohorte très fournie des
«médecins de l'âme». Les ados mal dans leur
chair et dans leur tête, il connaît. Depuis plus de
trente ans, ce chef du service de psychiatrie de l'adolescent et du
jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris - une unité
pionnière dans les troubles du comportement - tente d'arracher
anorexiques et boulimiques aux sirènes de l'autosabordage.
L'adolescence est un âge «contradictoire» où
«le rejet de l'adulte est à la mesure du besoin qu'on en
a», résume Philippe Jeammet. Ce thérapeute aux
formules limpides, qui préside également l'Ecole des
parents d'Ile-de-France, a participé à la préparation
de la prochaine Conférence ministérielle sur la
famille, prévue pour l'été prochain. Avant ce
grand rendez-vous, consacré cette année à
l'adolescence, il met à nu nos ados «aquoibonistes»,
plus chouchoutés que jamais.


Dans
un récent sondage de la Sofres, 85% des adolescents se disent
bien dans leur peau. La plupart des très nombreux ouvrages qui
sortent chaque année sur la puberté présentent
pourtant cette période comme un chemin de croix. Pourquoi un
tel décalage?


De
nos jours, tout le monde se dit «en souffrance» pour tout
et n'importe quoi. Je crains que l'utilisation abusive de ce terme
n'ait un effet délétère, en parant la douleur
d'un halo romantique. L'adolescence n'est pas obligatoirement
violente ou douloureuse. Dans leur grande majorité, les jeunes
vont même mieux qu'avant, car la société leur
offre plus de possibilités d'expression, plus de chances de
réussite, plus de moyens d'emmagasiner des connaissances. Mais
ces facilités rendent plus scandaleux le fait que 15% des
jeunes aillent mal. D'autant que ces adolescents expriment leurs
difficultés de façon plus spectaculaire que naguère:
les troubles du comportement, comme la toxicomanie, la délinquance,
les dérèglements alimentaires ou les scarifications,
sont en augmentation, ou du moins plus visibles et mieux repérés.


Comment
expliquez-vous cela?


Les
jeunes, à l'instar des adultes, parlent plus facilement de
leurs problèmes. Lorsque l'hebdomadaire Elle a publié
le premier article sur la boulimie, il y a vingt ans, la rédaction
a reçu 3 000 lettres dans la semaine! Derrière ces
maux se cache l'angoisse de la performance. Aujourd'hui, il ne s'agit
plus d'être conforme aux normes, mais d'aller toujours plus
loin. De nombreux adolescents ressentent cette pression au travers de
leurs parents. Les adultes sont pris dans une contradiction: d'un
côté, ils estiment que la réussite passe par
l'acquisition d'un maximum de savoirs et de biens matériels;
de l'autre, ils pensent que rien ne sert de se battre, puisque le
chômage les menace. Ils en arrivent à être trop
tolérants face au manque de travail ou à ne pas assez
s'inquiéter de l'absence de motivation de leurs enfants, qu'au
fond ils comprennent trop bien! Malheureusement, ce type de
comportement n'a pas du tout les mêmes conséquences chez
un adulte, qui a déjà fait la preuve de ses capacités,
et chez un adolescent, qui a encore tout à prouver. Certains
adolescents ressentent l'intensité de leurs envies comme une
menace pour leurs parents et retournent cette force contre eux en se
sabotant.


Terrible
renversement! Comment analysez-vous cette phase si paradoxale de
l'adolescence?


C'est
l'âge de la vie au cours duquel l'être humain doit
s'émanciper pour aller vers le monde adulte tout en ayant
encore besoin de la protection dont il jouissait dans l'enfance.
L'adolescent redoute de se confronter au monde des adultes, mais,
comme l'idée de se cramponner aux parents lui est tout aussi
insupportable parce qu'elle affaiblit son autonomie naissante, il se
rend désagréable en s'opposant ou, au contraire, en
restant collé à ses parents. L'adolescent qui va mal
ressemble au Corse de la blague, qui dit à son copain: «Tu
as regardé ma sœur, qu'est-ce que tu lui veux?»,
avant d'ajouter aussitôt: «Quoi, tu l'as pas regardée?
Tu ne la trouves pas belle, peut-être?»


Les
ados les plus révoltés sont donc aussi ceux qui sont
les plus dépendants des adultes?


Absolument!
Plus l'adolescent a peur, plus il est tenté de faire peur pour
dissimuler son anxiété. Ce n'est pas tant l'amour que
l'inquiétude qui dicte sa dépendance, inquiétude
accentuée par toutes les questions que le jeune se pose sur
son corps. Parfois, l'adolescent a trop besoin des autres, et ce
«trop» est très lourd à digérer. Si
une anorexique ne mange pas, ce n'est pas parce qu'elle veut mourir,
mais parce qu'elle a peur de ne plus pouvoir s'arrêter si elle
se met à manger. En arrière-fond, on trouve deux
angoisses humaines fondamentales: l'angoisse d'abandon et l'angoisse
de fusion ou d'intrusion: «On s'occupe de moi, donc on
m'envahit, on met au jour tous mes défauts.» Lorsque les
ados lancent à leurs parents: «Tu me prends la tête»,
ils ne voient pas que c'est l'intensité de leur attente qui
les rend si réactifs. Ils tentent de résoudre la
contradiction qui les habite en broyant du noir, en présentant
leurs échecs comme un choix personnel, alors que c'est la peur
qui dicte leur comportement: la peur d'être débordé
par leurs envies, de ne pas être à la hauteur de ce
qu'ils imaginent que les autres exigent d'eux. Au fil du temps, ils
risquent de se construire une identité et une différence
dans le malheur plutôt que dans le plaisir, et d'utiliser la
stratégie du refus comme une drogue: «Plus je refuse,
plus je me sens fort, et donc plus j'existe et plus j'ai de pouvoir
sur les autres.» L'engrenage dure parfois des années.


Comment
les parents peuvent-ils mettre fin à cette spirale?


D'abord,
en prenant conscience des inévitables contradictions de
l'adolescence, et en cessant de s'en vouloir de ne pas être les
parents qu'ils rêvaient d'être! Ensuite, en posant des
limites et en disant à l'adolescent: «Nous ne pouvons
pas accepter que tu gâches ainsi tes potentialités,
quelles que soient tes difficultés, parce que ce que tu
t'infliges est trop injuste.» Il y a des choses qu'on ne doit
pas tolérer: le manque de travail, l'agressivité…
Le meilleur encouragement, c'est le plaisir des parents à
faire ce qu'ils font et leur intérêt pour la vie et le
monde. Et la meilleure façon de donner confiance à son
adolescent est de lui permettre de faire ses propres expériences,
à distance de la famille. Rester collé à son
enfant, lui céder sur tout en pensant qu'il ira mieux ainsi
est une erreur: cette attitude conforte le jeune dans l'idée
qu'il ne pourra jamais se débrouiller. Prenez l'école.
Les parents croient bien faire en aidant l'adolescent à
rédiger ses devoirs. Le risque, c'est que ce dernier attribue
ses bonnes notes aux adultes, et non pas à lui-même. En
cas d'échec scolaire, le recours aux études surveillées
et à l'internat me paraît une bien meilleure solution.
Les séparations provisoires, pendant les vacances ou à
l'occasion d'un séjour à l'étranger, sont aussi
très bénéfiques.


Mais,
pour des parents inquiets, accepter l'éloignement n'est pas
facile!


Vivre,
c'est prendre des risques. De toute façon, lorsqu'un
adolescent dérape, son entourage s'en aperçoit vite: il
se replie sur lui-même, sabote ses potentialités, ne
peut prendre du plaisir qu'en se mettant en danger… C'est la
grande tentation humaine du nihilisme, qui nous habite tous, mais
plus particulièrement à cet âge. «A défaut
d'être grand dans la réussite, je peux toujours être
grand dans l'échec.»


Dans
le même ordre d'idée, que pensez-vous des défis
imbéciles et masochistes que se lancent de plus en plus
d'ados, sur le modèle de l'émission américaine
Jackass: dévaler une pente à bord d'un Caddie,
s'agrafer les testicules…


C'est
la même logique. Quand on joue à se faire mal, on gagne
à tous les coups! Et, comme il n'y a plus de limites, les
adultes laissent les adolescents aller aussi loin qu'ils veulent.
C'est une forme d'abandon, et même de maltraitance. On ne
laisse pas ceux qu'on aime s'abîmer ou être humiliés.


Comment
faire comprendre cela à un ado révolté?


Il
ne faut justement pas essayer de le lui faire comprendre -
l'adolescent ne supporte pas que les adultes aient l'air de mieux
savoir que lui ce qui lui arrive - mais lui donner envie de sortir de
l'impasse. Voilà pourquoi il est si important que les parents
aient, eux aussi, une vision positive de l'avenir. Ils doivent
comprendre que l'hostilité de leur adolescent reflète
un attachement profond dont il croit se délivrer par ce qui
est vraiment inacceptable pour les parents: qu'il se fasse du mal.


Et
si même la solution de la séparation ne suffit pas?


Il
faut se tourner vers un tiers: quelqu'un de la famille, un ami, ou un
thérapeute si le problème persiste. Lorsqu'un
adolescent refuse d'aller consulter, il faut savoir qu'il teste la
volonté réelle de ses parents de régler le
problème hors du cercle familial. Souvent, les adultes
envoient un message implicite: «Tu ne vas pas nous trahir, nous
allons régler les choses en famille.» Ils demandent à
leur enfant de les conforter dans l'idée qu'ils sont de bons
parents. Les adolescents ne sont pas là pour remonter le moral
des adultes!


Depuis
quelques années, on parle beaucoup des «préados».
Cette catégorie existe-elle vraiment?


C'est
une invention des marques et des médias, qui peut se révéler
très dangereuse: les petites filles ont le temps de jouer aux
lolitas! Respectons leur enfance. La télévision a une
grande responsabilité. Par l'écran, le monde des
adultes fait brutalement effraction dans celui de l'enfant. Ce peut
être un traumatisme, et, donc, une forme d'abus. L'interdit,
même s'il est transgressé, a une fonction de protection.
L'intrusion du côté sordide, de la dérision, de
l'excès d'excitation du monde des adultes dans l'univers des
enfants est une forme de viol. Elle menace les capacités de
tendresse et de confiance. Tout comme l'exhibition des adolescents
souffrants. Après chaque fait divers un peu spectaculaire
mettant en scène un adolescent, les médias nous
appellent en nous demandant de leur trouver un jeune qui va mal. Nos
patients sont souvent ravis de se montrer. «J'existe, parce
qu'on me voit», pensent-ils. Mais c'est un piège:
certaines anorexiques se sont suicidées après avoir été
placées sous le feu des projecteurs. Notre rôle de
thérapeutes consiste à protéger leur intimité.


Que
se passe-t-il dans la tête des adolescents qui s'étourdissent
d'alcool, de vitesse et de cannabis?


Ils
tentent de maîtriser leur peur intérieure, parfois de se
prouver qu'ils sont plus forts que le destin. Dans tous les cas, ils
ont l'illusion d'être leur propre maître, alors que,
comme le taureau dans l'arène, ils sont prisonniers des
émotions suscitées par l'environnement.


8,7%
des jeunes âgés de 10 à 19 ans ont déjà
pris un psychotrope sur ordonnance, d'après la Caisse
nationale d'assurance-maladie. Les adolescents sont-ils
surmédicalisés?


La
tendance existe, et il est à craindre qu'elle ne fasse que
s'accentuer. Les médecins généralistes n'ont ni
le temps ni la formation pour répondre aux angoisses des
adolescents et de leurs parents. Le médicament demeure la
solution la plus facile et la plus rapide. En outre, les praticiens
ont trop tendance à prescrire des tranquillisants, qui
favorisent une certaine dépendance, plutôt que des
antidépresseurs et des régulateurs de l'humeur, ou même
des neuroleptiques. Les adolescents acceptent plus facilement les
tranquillisants que les autres psychotropes, qui leur font peur. Je
vois des jeunes «accros» au haschisch refuser un
psychotrope sous prétexte du risque de dépendance!


Les
groupes préparatoires à la Conférence sur la
famille ont fait une série de propositions en vue d'améliorer
l'accompagnement de l'adolescence. A votre sens, lesquelles
faudrait-il retenir?


L'examen
de prévention effectué aux âges charnières
- 12 ans et 14-15 ans - par un médecin et consigné sur
le carnet de santé me semble une très bonne idée.
Sans dramatiser, il faut mettre en place des clignotants et un suivi
de l'enfant afin d'éviter son enfermement dans l'échec.
L'école est bien placée pour détecter les
enfants qui se marginalisent. Les professionnels, notamment les
enseignants, doivent aussi être mieux informés sur la
spécificité de l'adolescence. Le but n'est pas de
provoquer une confrontation brutale - «Je t'oblige à
faire ceci» - mais de marquer un arrêt pour dire: «Là,
ça ne va pas, nous allons trouver des solutions.»
Seulement, pour avoir l'autorité nécessaire, il faut en
comprendre le sens.


Que
pensez-vous des maisons de l'adolescence que le gouvernement souhaite
développer?


Les
secteurs hospitaliers de pédopsychiatrie font déjà
beaucoup, mais, comme ils ne pratiquent pas le lobbying, on n'en
parle pas! Ouvrir des maisons spécialisées est une
chance. Cependant, il faut du personnel qualifié pour les
faire fonctionner et pouvoir répondre à la demande en
assurant le suivi indispensable. La relation avec les parents est
souvent trop chargée d'attente et d'émotion. Il faut
introduire des liens: éducateurs, soignants, mais aussi des
lieux relais où s'associent les études, l'éducatif
et le soin. Il paraît de plus en plus indispensable de
développer la collaboration entre les différents
professionnels de l'adolescence. C'est dans ce dessein que j'ai mis
en route depuis deux ans une formation universitaire consacrée
à l'adolescence difficile à Paris VI. Ce module
s'adresse aux professionnels de l'Education nationale, de la santé,
de la justice, de la police et de la gendarmerie.


Quand
cesse-t-on d'être un ado?


Naguère,
l'entrée dans la vie professionnelle et le mariage marquaient
le passage à l'âge adulte. C'était au fond
devenir raisonnable et renoncer à rêver sa vie.
Aujourd'hui, les jeunes générations ne reproduisent
plus le mode de vie de leurs parents. La relativisation des valeurs
et des normes sociales libère l'individu, mais, ce faisant,
met davantage en évidence sa vulnérabilité. J'y
vois la raison principale de l'accroissement des troubles dits
«narcissiques». Le risque de cette liberté est de
confronter chacun à ses contradictions et à ce qu'on a
appelé la «tyrannie du choix». Sous l'apparente
anarchie des comportements, c'est la contrainte qui peut imposer sa
loi: contrainte des ruptures successives et des passages à
l'acte; contrainte du moi pris entre l'angoisse d'abandon et celle de
l'intrusion; contrainte d'un nouveau conformisme social aussi:
aujourd'hui, faire partie de la communauté des adultes
consiste à se lancer dans la course folle aux apparences, à
exister dans la recherche d'une excitation constante au détriment
du contenu de ce après quoi on court. Etre adulte n'est pas un
état statique, mais un mode de fonctionnement psychique qui
permet de faire face à la réalité, tout en étant
capable d'accueillir ce qui demeure en nous de l'enfant qu'on a été.
Sans se sentir menacé ni débordé.







Centre Repères





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